30e dimanche des temps ordinaires

Evangile

Suite du saint Évangile de notre Seigneur
Jésus-Christ selon Saint Matthieu (XXII 34-40).

Les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens[1], se réunirent, et l'un d'eux, un docteur de la Loi[2], posa une question à Jésus pour le mettre à l'épreuve[3] : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ?[4] » Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu[5] de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit[6]. Voilà le grand, le premier commandement[7]. Et voici le second, qui lui est semblable[8] : Tu aimeras ton prochain[9] comme toi-même. Tout ce qu'il y a dans l'Ecriture[10] - dans la Loi et les Prophètes - dépend de ces deux commandements.[11] »


Textes liturgiques © AELF, Paris


[1] Du II° siècle avant le Christ jusqu’à la chute de Jérusalem (70), les Sadducéns qui appartenaient surtout aux grandes familles sacerdotales et aristocratiques, formaient une sorte de parti, à la fois politique et religieux ; cette fraction importante du Sanhédrin était opposée aux Pharisiens (Actes des Apôtres, XXIII 6-8). Leur nom, plutôt que de dériver de l’hébreux saddîq (juste), vient de Sadoq que le roi Salomon avait fait chef des prêtres de Jérusalem. En fait, les Sadducéns semblent liés aux Oniades, famille grands prêtres appararue au début du III° siècle, et dont le dernier, Onias IV, fuyant la Judée après le meurtre de son père, fonde, à 31 kilomètres au nord du Caire, sous le règne de Ptolémée VI Philométor (180-145), la colonie juive de Léontopolis qui subsiste jusqu’en 73 après le Christ. Les Sadducéens se manifestent pour contester le pontificat de Jonathan Maccabée (153). Les Sadducéens, adaptés à l’hellénisme des Séleucides, s’entendent avec les Romains ; ils préconisent un certain matérialisme, nient la résurrection des morts, la survivance de l’âme, l’existence des anges, la providence divine et la liberté humaine.

[2] Les docteurs de la Loi sont une catégorie de scribes plus spécialement adonnés à l’étude et à l’exégèse de la Loi. Comme il s’agit alors d’observer strictement la Loi pour ne plus encourir les châtiments divins, leur rôle est consisérable ; ainsi, les spécialistes de la Loi qui jouissent de la plus grande considération et que l’on appelle « maître » (rabbi), exercent les fonctions de conseillers dans les tribunaux, de juges et d’enseignants.

[3] Ils étaient nombreux les faux docteurs qui suivaient le Christ pour le surprendre dans ses paroles, le surprendre en délit de contradiction avec la loi de Moïse. Jésus avait souvent parlé de la vie éternelle ; il venait de dire à ses disciples que leurs noms étaient écrits dans le ciel. Un docteur de la loi lui demande donc le moyen d’arriver à la vie éternelle. Comme son intention n’était pas pure, Le Sauveur ne lui répond que par les paroles mêmes de la Loi (saint Cyrille d’Alexandrie : commentaire de saint Luc).

Les Pharisiens auraient dû rester tranquilles, et voilà qu'ils réclament le combat : ils envoient en avant un docteur de la Loi, non certes pour s'instruire, mais pour embarrasser Jésus (…) Ils espèrent qu'il leur donnera l'occasion de l'accuser en changeant cet ordre, pour prouver qu'il est Dieu lui aussi (…) ils n'ont pas d'affection pour lui, mais ils sont poussés par l'envie, ils ont le cœur plein de méchanceté (saint Jean Chrysostome : homélie LXXI sur l’évangile selon saint Matthieu, 1).

Il vient seul, de sorte que, s’il est vainqueur, tous seront victorieux avec lui ; et s’il est vaincu, la confusion ne retombera que sur lui seul (saint Bède le Vénérable : commentaire selon saint Matthieu).

Quiconque interroge un docteur pour le surprendre et non pour apprendre, quiconque appelle Jésus Maître et ne se livre pas complètement au Verbe pour devenir la plantation aimée de Dieu, celui-là est le frère de ce pharisien qui tente le Christ en l'appelant du nom de Maître (Origène : commentaire de l'évangile selon saint Matthieu, XXIII 2).

Tout homme qui consulte, fait l’homme de bien ; car il fait semblant de chercher la vérité, mais sous ce bel extérieur on cache souvent beaucoup d'artifice : on tend des pièges aux autres, comme ici on en tendait au Sauveur : on en tend jusqu'à soi-même ; et il n'y a rien qui soit plus mêlé de fraude, que les consultations, parce que chacun veut qu'on lui réponde selon sa passion (J.-B. Bossuet : « Méditations sur l’Evangile », la dernière semaine, XXXV° jour).

[4] La Synagogue connaissait 613 commandements. Les deux commandements de Dieu (« Je suis le Seigneur, ton Dieu ; tu n'adoreras pas d'autre dieu que moi ») et 611 commandements mosaïques (valeur numérique des lettres qui composent le mot tôrah), soit 248 préceptes positifs (fais) et 365 préceptes négatifs (ne fais pas). Ces 613 commandements étaient communément partagés en préceptes légers et préceptes graves. La transgression des préceptes légers pouvait être expiée par la pénitence, tandis que la trangression des préceptes graves était punie de mort (meurtre, idolâtrie, impureté, profanation du nom divin ou du sabbat...). Il y avait donc les grands commandements et les petits commandements, et même les plus petits commandements (évangile selon saint Matthieu, V 19) ; les rabbins étaient alors fort soucieux d’établir une hiérarchie entre les 613 commandements. Au plus grand et premier commandement (envers Dieu : Deutéronome, VI 5) dont se préoccupe ici le docteur de Loi, Jésus ajoute et équipare le second commandement (envers le prochain : Lévitique, XIX 18). On pouvait en effet se demander quel était le plus grand commandement ; il était possible que les réponses fussent différentes, ou comportassent du moins une certaine hésitation. En demandant quel était le grand commandement, le docteur de la Loi voulait, de toute évidence, savoir quel était le plus important (le positif mis pour le superlatif). Cette question pouvait émaner d'une intention droite ; elle pouvait aussi, suivant la qualité des interlocuteurs, servir de point de départ à des chicanes indéfinies (pour le mettre à l’épreuve).

[5] Posons d’abord ce principe : nous avons par avance reçu de Dieu l'aptitude à accomplir tous les commandements qu’il nous donne. Nous n'avons donc jamais sujet de nous irriter, comme s'il nous demandait une chose tout à fait extraordinaire, ni de nous enorgueillir, comme si nous allions lui rapporter plus qu'il ne nous a donné (...) En recevant de Dieu le commandement de l'aimer, nous avons aussitôt possédé, dès notre origine, l'inclination naturelle à aimer (...) Mais voici le bienfait qu'on ne peut passer sous silence, même si on le voulait, et qu'il est impossible de taire, si on a l'esprit sain et l'usage de la parole, quoiqu'il soit encore plus impossible d'en parler dignement : Dieu a créé l'homme à l'image et à la ressemblance divine, il l'a jugé digne de le connaître lui-même, il l’a placé au-dessus de tous les animaux par son intelligence, il l’a mis en possession des joies merveilleuses et indicibles du paradis et enfin constitué maître de tout ce qui se trouve sur la terre. Cependant l'homme, trompé par le serpent, est tombé dans le péché, et par le péché dans la mort et ses souffrances. Dieu n'a pas vu tout cela avec indifférence, au contraire. Il donna d'abord à 1'homme le secours de la Loi ; il désigna des anges pour le garder et s'occuper de lui, il envoya des prophètes pour reprendre sa méchanceté et lui enseigner la vertu ; il arrêta par des menaces ses penchants au mal, excita par des promesses son inclination au bien et, par divers exemples, montra souvent aux hommes, pour les instruire. où aboutissent l’un et l'autre des chemins. Lorsque, malgré ces grâces et tant d'autres, l’humanité persista dans sa désobéissance, Dieu ne se détourna pas. La bonté du Seigneur ne nous abandonna pas, son amour pour nous ne s'arrêta pas, tandis que notre insensibilité devant les marques d’honneur dont il nous comblait déshonorait notre bienfaiteur (…) Il est si bon qu’il ne demande rien en échange de tant de bienfaits : il lui suffit d’être aimé (saint Basile : « Grandes Règles », II 2, 3 & 4).

[6] Nous trouvons dans l'âme trois grandes forces : la puissance de se nourrir et de croître qui nous est commune avec les plantes, la sensibilité qui nous est commune avec les animaux, et la vie raisonnable qui ne se trouve que dans l'homme. Le cœur représente ici la première de ces vies, la vie végétative ; l'âme représente l'âme sensitive, et l'esprit la vie de la raison (saint Grégoire de Nysse : De opificio hominis, VIII)

[7] Que l'on demande à l'un de vous s'il aime Dieu, il répond avec assurance : Oui, je l'aime ! Mais rappelez-vous ce qu’a dit l'éternelle vérité : « Celui qui m'aime, gardera ma parole. » La preuve de l'amour se trouve dans les œuvres accomplies (saint Grégoire le Grand : homélie XXX sur les péricopes évangéliques, 1).

[8] Comme Dieu créa l’homme à son image et ressemblance, aussi a-t-il ordonné un amour pour l’homme à l'image et ressemblance de l’amour qui est dû à sa Divinité (…) Puisque tous les hommes ont cette même dignité, nous les aimons aussi comme nous-mêmes, c'est-à-dire en qualité de très saintes et vivantes images de la Divinité (…) C’est donc ainsi que la même charité qui produit les actes de l'amour de Dieu produit également ceux de l'amour du prochain (…) aimer le prochain par charité, c'est aimer Dieu en l'homme ou l'homme en Dieu ; c'est chérir Dieu seul pour l'amour de lui-même, et la créature pour l'amour de lui (…) Quand nous voyons un prochain créé à l'image et ressemblance de Dieu (…) ne devrions-nous pas lui donner mille et mille bénédictions ? Et quoi donc ? Pour l'amour d'elle ? Non certes, car nous ne savons pas si elle est digne d 'amour ou de haine. Et pourquoi donc ? pour l'amour de Dieu qui l'a formée à son image et ressemblance, et par conséquent rendue capable de participer à sa bonté en la grâce et en la gloire ; pour l'amour de Dieu, dis-je, de qui elle est, à qui elle est, par qui elle est, en qui elle est, pour qui elle est, et qu'elle ressemble d'une façon toute particulière. Et c'est pourquoi non seulement le divin amour commande maintes fois l'amour du prochain, mais il le produit et répand lui-même dans le cœur humain comme sa ressemblance et son image ; puisque tout ainsi que l'homme est image de Dieu, de même l'amour sacré de l'homme envers l'homme est la vraie image de l'amour céleste de l'homme envers Dieu (saint François de Sales : « Traité de l’amour de Dieu », X & XI).

[9] Le nom de prochain est un nom de relation, et nous ne pouvons être proche que de quelqu’un qui est proche de nous. Et ce qui nous rapproche le plus, ce n’est pas la parenté mais la miséricorde. Celui-là soit notre prochain à qui nous rendrons ou sommes disposés à rendre, autant qu’il en aura besoin nos offices de miséricorde (saint Augustin : « De doctrina christiana », I 30).

Nombreux seront les actes de vertu que la charité mettra en œuvre en évitant tout ce que l’on ne voudrait pas subir, ou en accomplissant ce que l’on aimerait recevoir. En se gardant de ce qu'elle ne voudrait point rencontrer, elle évitera l’orgueil qui arrive vite au mépris du prochain, l’ambition et l’envie qui convoitent les biens du prochain, la luxure qui engendre les désirs impudents, la colère qui porte à l’injure, la jalousie qui s’attriste de la félicité des autres, le bavardage qui attaque volontiers les réputations, la rancune qui amène aux paroles mauvaises. En pensant à faire aux autres ce que nous aimerions qu’il nous fût fait, elle s’applique à rendre le bien pour le mal, et pour le bien des choses meilleures encore ; elle témoigne de la bienveillance aux méchants, elle supporte avec longanimité les rancuniers, elle travaille à réconcilier les âmes divisées, elle donne le nécessaire au pauvre, elle montre la voie à l’égaré, elle compatit à l’affligé, elle relève ceux qui sont embourbés dans les jouissances de la terre, elle ramène à l’ordre les menaces des insolents, elle rend courage aux âmes abattues, elle oppose la patience à l’oppression, elle rappelle au devoir les orgueilleux, elle sait en reprenant ceux qui lui sont soumis unir la douceur et la justice, le zèle et la compassion. Par ses bienfaits répétés elle sait amener les ingrats à aimer, et par ses services conserver dans l'amour ceux qui ont commencé à aimer, elle sait faire aux coupables les reproches nécessaires quand ils doivent porter coup, garder le silence quand les reproches ne seraient pas acceptés, mais garder dans l'âme une telle douleur que son silence ne sera jamais regardé comme un consentement (...) Elle sait donner largement, sans jamais s’enfler pour ce qu’elle a donné, sans jamais s'arrêter dans la pensée qu’elle a suffisamment donné (…) en se maintenant dans la joie par le souvenir de celui qui doit la réconpenser (saint Grégoire le Grand : « Moralia in Job », X 6).

[10] On ne devient proche de qui que ce soit qu’en pratiquant envers lui la miséricorde du Christ (saint Ambroise : « De Pænitentia », I 9).

Qui prétend s'aimer et n'aime pas Dieu en réalité ne s'aime pas ; et quiconque aime Dieu en s'oubliant lui-même s'aime avec sagesse. Celui qui ne possède pas la vie au-dedans de lui-même meurt en demeurant en lui-même. Mais quand on se met à aimer celui de qui on tient la vie, on se met à la source de la vie (saint Augustin : Tractatus in Johannis evangelium, CXXIII 5).

[11] C'était un des caractères de la fausse dévotion, ou, si vous voulez, de l'hypocrisie des pharisiens, de s'attacher scrupuleusement aux traditions qu'ils avaient reçues de leurs pères, et de violer au même temps, sans scrupule, les plus importantes obligations de la loi de Dieu. Ils payaient jusqu’à la dîme des plus petites herbes, mais ils manquaient de charité pour le prochain ; ils observaient le sabbat avec une exactitude qui allait jusqu'à la superstition, mais ils ne craignaient point, le jour même du sabbat, de commettre des injustices (…) tel était, dis-je, le désordre de ces sages du judaïsme. Que fait aujourd’hui le Sauveur du monde ? Condamne-t-il absolument cette régularité qu'ils faisaient paraître à observer toutes les traditions des anciens, et toutes les cérémonies qui leur étaient prescrites ? Non, Chrétiens : souverain législateur, il voulait que toute la loi fût accomplie jusques à un point ; mais, par une conduite pleine d’équité et de sagesse, il loue dans ses ennemis mêmes ce qu'il y a de louable, et il blâme seulement ce qu'il y a de criminel et de vicieux. Il approuve ce qu'ils font, et il leur reproche ce qu'ils ne font pas. En comparant deux sortes de devoirs, dont les uns ont pour objet les points de la loi les plus essentiels, et les autres regardent les articles les moins nécessaires, il leur fait entendre qu'il faut d'abord pratiquer ceux-là, et ne pas ensuite omettre ceux-ci. Par où, mes Frères, il nous apprend à nous préserver nous-mêmes d’un désordre tout opposé à celui des pharisiens, mais assez commun dans le monde, je dis dans le monde chrétien. Car le désordre des pharisiens était de s'attacher aux petites choses, et de négliger les grandes ; et le nôtre est de nous borner quelquefois tellement aux grandes, que nous croyons pouvoir impunément mépriser les petites. Mais moi je prétends qu'il y a entre les unes et les autres une telle liaison, que de manquer volontairement et habituellement aux moindres devoirs, c'est s'exposer à violer bientôt et en mille rencontres les plus grands préceptes, et ce que la loi nous ordonne sous de plus grièves peines (…) Je dis, Chrétiens, qu'il est infiniment dangereux de négliger dans la voie du salut les petites choses ; et qu'en tout ce qui touche la religion et la conscience, il n'y a rien de si léger qui ne mérite nos soins, et qui ne demande une fidélité parfaite et une entière soumision. Je fonde cette importante maxime sur deux principes : l'un est l'orgueil de l'homme, et l'autre est son aveuglement. L'homme, de lui-même, est orgueilleux ; et que fait en lui son orgueil ? il le porte à l'indépendance, et lui donne un penchant secrct a s’émanciper et à s'affranchir de la loi. Ce n'est pas assez : outre que l'homme est orgueilleux, il est aveugle ; et que fait en lui son aveuglement ? il l’empêche de bien connaître toute l'étendue de ses devoirs, et de bien discerner ce qu'il y a de plus ou de moins essentiel dans la loi (…) Je prétends qu'un préservatif nécessaire pour réprimer l'orgueil de notre cœur, c'est de l'assujettir aux moindres obligations de la loi (...) J'ajoute que nous ne pouvons mieux corriger les erreurs de notre esprit, ou en prévenir les suites funestes, que par une obéissance exacte aux plus petits devoir de la loi (Louis Bourdaloue : sermon pour le mercredi de la troisième semaine du Carême, « Sur la parfaite observance de la loi »)