16 novembre

Sainte Marguerite - Saint Edmond - Ste Gertrude

Sainte Marguerite Reine d'Ecosse

Sa vie


Saint Edmond

Sa vie


Sainte Gertrude

Sa vie

Une prière



Sainte Marguerite Reine d'Ecosse

Au martyrologe, on relève vingt-et-une Marguerite (dont le nom signifie perle précieuse), depuis la jeune martyre, décapitée à Antioche vers 303, jusqu'aux deux religieuses guillotinées à Orange le 9 juillet 1794 : Marguerite de Justaumont et Marguerite Charransol. La Margaret anglo-saxonne fêtée aujourd’hui, arrive chronologiquement en seconde position, et mérita si bien son prénom que l’introït de sa messe, la salue comme admirable par son exquise charité envers les pauvres ; de plus, l'évangile (Matthieu XIII, 45-46) est la parabole de la perle précieuse.

Petite nièce du saint roi Edouard le Confesseur1 , née vers 1045, Marguerite naquit exilée en Hongrie où elle resta jusqu'à l'âge de neuf ans. Revenue en Angleterre, elle dut fuir l'invasion normande (1066), et se réfugier en Ecosse où elle fut accueillie par le roi Malcolm III2 qui l’épousa en 1070, au palais de Dunfermline3. En vingt-trois ans de mariage, ce couple exemplaire eut huit enfants : six garçons (Edouard, Ethelred, Edmond, Edgard4, Alexandre5, David6) et deux filles (Edith7 et Marie) dont deux auront l’honneur des autels (David, roi d’Ecosse, et Edith, reine d'Angleterre).

Malcolm III était un rude guerrier, peu lettré, bien qu'il parlât trois langues vivantes, mais profondément amoureux et admiratif de sa femme qui, avec intuition et tact, devint l’inspiratrice des réformes du royaume : plusieurs conciles nationaux où la reine s’entretenait doctement avec les théologiens et les pontifes, ramenèrent les Ecossais aux pratiques romaines ; rappel des commandements de l'Eglise, spécialement la communion pascale et le repos dominical ; extirpation des rites païens, fâcheusement mêlés au culte, surtout pendant la messe ; proscription des mariages entre proches parents ; début du carême fixé au mercredi des cendres ; fondation d'une abbaye locale sur le modèle de Cluny ; construction d'une église dédiée à la Sainte Trinité.

Chaque matin de l'avent et du carême, la souveraine lavait les pieds de six pauvres et soignait personnellement neuf orphelins, puis, l'après-midi, avec le roi, elle servait trois cents miséreux comme des hôtes privilégiés. Si le peuple les surnommait la providence des pauvres gens, certains courtisans craignaient la ruine des finances publiques ; la reine leur répondit : « La main des pauvres, voilà bien la sûre et unique assurance des trésors royaux. Ce coffre-fort, les voleurs les plus habiles ne parviendront jamais à le forcer ! » Son ami et confesseur Thierri, son premier biographe écrivit : « Malcolm apprend de son épouse comment passer une nuit d'adoration. La ferveur du roi étonne. N'acquiert-il pas l'esprit de componction et le don des larmes, signe extérieur de repentir !... Constamment, la souveraine encourage son illustre époux aux œuvres de justice et de miséricorde aussi bien qu'à la pratique de toutes vertus chrétiennes. »

La chambre de la reine Marguerite était un véritable atelier tout rempli des ornements liturgiques qu’elle confectionnait avec de précieux tissus qu’elle faisait importer d’Italie. La nuit, après avoir pris quelque repos, elle se relevait pour prier, récitait les matines de la Sainte-Trinité, à quoi elle ajoutait celles de la Sainte-Croix ou celles de la Sainte-Vierge ;  souvent, elle disait aussi l’office des morts et lisait des psaumes avant que de dire des laudes. Au matin, elle faisait quelques charités, entendait une ou plusieurs des messes basses de ses chapelains, puis assistait à la messe solennelle.

« Elle gardait la plus rigoureuse sobriété dans ses repas, ne mangeant qu’autant qu’il fallait pour ne pas mourir, et fuyant tout ce qui aurait pu flatter la sensualité. Elle paraissait plutôt goûter que manger ce qu’on lui présentait. En un mot , ses œuvres étaient plus étonnantes que ses miracles : car le don d’en faire lui fut aussi communiqué. Elle possédait l’esprit de componction dans un degré éminent. Quand elle me parlait des douceurs ineffables de la vie éternelle, ses paroles étaient accompagnées d’une grâce merveilleuse. Sa ferveur était si grande en ces occasions, qu’elle ne pouvait arrêter les larmes abondantes qui coulaient de ses yeux ; elle avait une telle tendresse de dévotion, qu’en la voyant, je me sentais pénétré d’une vive componction. Personne ne gardait plus exactement qu’elle le silence à l’église ; personne ne montrait un esprit plus attentif à la prière. »

Réaliste et lucide, Marguerite d’Ecosse établit la religion, la justice et la paix, pour le bonheur de ses sujets, et ses contemporains lui rendirent un hommage unanime : « Si, dans tout notre pays, des Higlandes au Cheviot Hills, elle fonde églises, hospices et monastères, sa réalisation principale demeure celle du bienfait. » Sous son impulsion, Malcolm fit bâtir la cathédrale de Durham, fonda le monastère de la Trinité à Dunferline, et, avec l’accord du pape, créa les évêchés de Murray et Carthneff qui s’ajoutèrent aux quatre évêchés existants. Pour l'Ecosse, les vingt-et-une années de ce règne demeurent un âge d'or venu, dirent les vieux hagiographes, de ce qu’« Une source pure donne de belles eaux ; une sainte mère, une sainte reine, forment de belles âmes. »

En 1093, Malcolm III défendait l’Ecosse contre Guillaume le Roux8, fils de Guillaume le Conquérant, quand, le 13 novembre, à Alnwick (Northumberland), il fut tué au combat, avec son fils-aîné, comme la reine en eut le pressentiment : « Le jour même de la mort du monarque, la reine apparaît triste et pensive. Elle confie à ses suivantes : Aujourd'hui, ce 13 novembre, peut-être l'Ecosse est-elle frappée d'un malheur si grand qu'elle n'en éprouva pas de semblable depuis de longues années. Le quatrième jour (16 novembre), lors d'une accalmie de santé car elle est malade depuis six mois, la souveraine se fait porter dans son oratoire. De retour en ses appartements, la fièvre qui redouble et les douleurs qui augmentent, l'obligent à s'aliter. Les chapelains recommandent son âme à Dieu. Elle envoie chercher une croix. Marguerite embrasse délicatement le crucifix et forme à plusieurs reprises, sur elle-même, le signe sacré du salut. Ensuite, serrant la croix entre ses mains, la pieuse reine y fixe don regard et récite le Miserere ... Sur ce, arrive du front son fils Edouard qui croit prudent d'énoncer la pieuse restriction mentale : Malcolm se porte bien ! La reine réplique doucement : Certes, il se porte si bien que je vais vite le rejoindre là-haut. Et puis, tous les assistants, émus jusqu'aux larmes, écoutent la dernière prière de la moribonde : Dieu tout-puissant, merci de m'avoir envoyé si grande peine, à la fin de ma vie. Puisse-t-elle, avec votre miséricorde, me purifier de mes péché ! Seigneur Jésus qui, par votre mort, avez donné la vie au monde, délivrez-moi du mal ! Marguerite expira. Il y avait dans sa mort tant de tranquillité, tant de paix, qu’ on ne saurait douter que son âme ait été admise dans le séjour de l’éternelle tranquillité, de la paix éternelle. Chose prodigieuse ! son visage sur lequel la mort avait mis sa pâleur habituelle, reçut, après la mort même, une teinte si pure et si parfaite de rose et de blanc, qu’on eût pas dit que la reine était décédée, mais qu’elle dormait. »

On enterra la reine Marguerite dans l’église de la Sainte-Trinité de Dunfermline, contre l’autel, en face de la croix qu’elle avait plantée, où elle fut bientôt rejointe par son époux. Le 21 septembre 1249, le pape accorda une indulgence à qui visiterait l’église de Dunferline au jour de sa fête ; elle fut canonisée en 1251 par Innocent IV. A l'époque de la réforme protestante (1538), ses restes furent pieusement enlevés par les catholiques et transportés en Espagne où, pour les accueillir, Philippe II édifia une chapelle à l'Escurial. En 1673, à la demande instante du recteur de l'église romaine Saint-André des Ecossais, Clément X, proclama Marguerite patronne de l'Ecosse. A ce titre, ses clients, descendants des Pictes, des Scots et des Angles, vénèrent et invoquent dans une même prière  « le bon et pieux roi Malcolm, avec son épouse, la charitable Marguerite qui, tous deux, jamais les pauvres n'oublièrent. » Le chef de sainte Marguerite, donné à Marie Stuart, fut sauvé par un bénédictin qui le porta à Anvers (1597) ; on le donna aux jésuites écossais de Douai d’où il disparut à la Révolution.


1 Saint Edouard le Confesseur, né en 1002 et mort en 1066, fut roi d’Angleterre de 1042 à 1066. Guillaume le Conquérant et Harold II se disputèrent son héritage.

2 Malcolm III Canmore, né vers 1031 et mort en 1093, fut roi d’Ecosse de 1058 à 1093.

3 Dunfermline était une résidence royale où, en souvenir de son mariage, la reine Marguerite fit construire une église en l'honneur de la Sainte-Trinité, et, selon toute vraisemblance, y plaça trois moines envoyés de Cantorbéry par l'archevêque Lanfranc (avant 1089). Les fils de Malcolm et de Marguerite poursuivirent l'œuvre commencée : la grande nef romane, qui existe encore, fut construite sous Alexandre I°, mais c'est sous David I° que la fondation prit toute son ampleur : le roi obtint de Cantorbéry (1128) une nouvelle colonie de moines avec un abbé. L'église abbatiale fut consacrée en 1150. Elle fut longtemps, la nécropole des rois d'Écosse.

4 Edgard, déposséda l’usurpateur Donald VIII (1093-1097) et fut roi d’Ecosse de 1097 à 1107.

5 Alexandre I° le Farouche, fut roi d’Ecosse de 1107 à 1124.

6 Saint David I°, né vers 1084 et mort en 1153, fut roi d’Ecosse de 1124 à 1153.

7 Sainte Edith, dite Mathilde, épousa Henri I° d’Angleterre (1100) et mourut en 1118.

8 Guillaume II le Roux, né en 1056, fut roi d’Angleterre de 1087 à 1100.


Saint Edmond

Avant de s'en aller en Terre-Sainte pour y finir ses jours dans la prière et la pénitence, le roi Athelstan9 choisit son neveu Edmond, fils de Ealhere, ealdorman de Kent, et descendant des anciens rois saxons d'Est-Anglie pour gouverner ses Etats10. Edmond était né à Norbury, près de Croydon, dans le Surrey. Edmond fut, à quatorze ans, le jour de la Noël 854, élu roi, par les clercs et les nobles du Norfolk assemblés à Attleborough, élection acceptée par les habitants du Suffolk.

Lorsqu'il débarqua sur la terre de son royaume, Edmond se prosterna pour une longue prière et, quand il se releva, douze fontaines sourdirent de terre.

Edmond qui voulut terminer ses études dans la résidence royale d'Attleborough, ne fut couronné dans l'église de Bures (Suffolk) qu'à la Noël 856, par Humbert, ancien conseiller de son prédécesseur et évêque d'Hulme. « Pourvu de cette triple consécration, je décidai d'être utile à la nation des Angles, plutôt que de la commander, en négligeant de faire courber les têtes sous un autre joug que celui du Christ ». Ainsi, Edmond est le premier des saints rois à faire de la sainteté son programme de gouvernement. Abbon parle de « ce que fut sa bonté pour ses sujets, sa rigueur pour les méchants », ajoutant qu'il « était pour les indigents d'une magnifique libéralité, pour les orphelins et les veuves un père plein d'indulgence » ; très attentifs aux affaires de gouvernement, « s'il connaissait mal une affaire, il apportait tous ses soins à l'examiner ; sur la voie royale où il marchait, il ne se détournait ni à droite pour se prévaloir de ses mérites, ni à gauche en s'abandonnant aux défauts de la faiblesse humaine. »

Souverain d'un petit royaume, à côté de ceux de Mercie et du Wessex, exposé aux invasions normandes, il employa son règne à négocier les lourds tributs qu'il devait verser aux pirates et qui, au bout de quinze ans, avaient ruiné son Etat et ses sujets. A partir de 865, les Danois, ne recevant plus les lourdes rançons qu'ils exigeaient, entreprirent la conquête du royaume. Chassés en 866, les Danois ravagèrent la Northumbrie et la Mercie, mais revinrent en East en 869 : le wiking Iva envahit l'Est-Anglie, mit le pays à feu et à sang et Edmond fut vaincu à la bataille de Thetford (20 novembre 870) puis massacré. Le royaume d'Est-Anglie passa tout entier sous la domination danoise.

Très vite le roi Edmond, mort en combattant les païens, fut l'objet d'un culte populaire ; un siècle après sa mort, le bénédictin Abbon, futur abbé de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), alors qu'il était à l'abbaye de Ramsey (de l'automne 985 au printemps 987), recueillit, à la demande des moines, les pieux éléments de la tradition populaire et le témoignage de saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry, qui, dans sa jeunesse, à la cour du roi Athelstan (925-939) avait entendu raconter la mort d'Edmond par un vieillard qui avait été l'écuyer du Roi.

 Abbon raconte que le wiking Ivar envoya un ambassadeur pour proposer au roi Edmond de lui laisser son royaume s'il voulait se reconnaître son vassal et lui donner son trésor ; Edmond répondit que sa foi lui interdisait de se soumettre à un païen et qu'il préférait mourir. Ivar fit attaquer le palais ; « afin que ne périsse pas la nation tout entière, le saint roi Edmond dans son palais, en digne membre du Christ, jette ses armes et se laisse prendre. Il sait qu'il va comparaître devant le chef impie, comme le Christ devant le gouverneur Pilate, tant il désire suivre les pas de celui qui s'est immolé en victime pour nous. Garrotté dans des liens étroits, il subit toutes sortes de moquerie et, pour finir, on le bâtonne, puis on le conduit près d'un arbre voisin auquel on l'attache et fort longtemps on le maltraite à coups de fouet, sans qu'il s'avoue vaincu. »  On l'attacha ensuite à un autre arbre, on le perça de flèches comme saint Sébastien, et on le décapita avant de jeter son cadavre dans la forêt. « C'est ainsi que, le vingt novembre, en holocauste très agréable à Dieu, Edmond, éprouvé au feu de la souffrance, portant la palme de la victoire et la couronne de la justice, entra, roi et martyr, vers la Cour céleste. »

Quand les fidèles, après avoir récupéré le corps, voulurent trouver la tête, ils crièrent dans la forêt : Où es-tu ? et la voix du roi Edmond leur répondait : Her ! her ! her ! jusqu'à ce qu'ils la trouvassent entre les pattes d'un énorme loup qui la gardait contre les atteintes des autres bêtes. La dépouille du roi Edmond d'abord été enterrée à Hoxne, sur la rivière Waweney, à une trente kilomètres à l'est de Thetford, fut, en 903, déposée dans l'église du monastère de Beodricsworth11 (aujourd’hui Bury).

Outre l'œuvre d'Abbon, on connaît une Vie de saint Edmond le roi, poème anglo-normand composé vers 1180 par Denys Piramus, que reprendra, au siècle suivant, Matthieu Paris. 

De nombreux miracles dont deux résurrections, sont attribués à saint Edmond : un paralytique qui dormait près de son tombeau, l’en vit sortir pour marquer ses membres du signe de la Croix et fut guéri ; un chevalier du Lindsey qui, paralysé, le vit apparaître dans sa chambre pour lui toucher la tête et le haut du corps, puis lui ordonner d’aller prier sur son tombeau, fut guéri en chemin ; il sortit de son tombeau pour tuer d’un coup de lance le roi Sven qui exploitait les East-Angliens ; il fit mourir deux conseillers d’Edouard III qui voulaient monnayer les métaux précieux de sa châsse (1341 et 1345) ; en 1173, en compagnie de saint Thomas Becket, il délivra deux prisonniers politiques d’Henri II ; il délivra un prisonnier de guerre, un bailli seigneurial et un meunier emprisonnés injustement et qui l’avaient invoqué ; il délivra des navigateurs des dangers de la mer (tempêtes, naufrages, noyades).

La Passion écrite par Abbon eut un énorme succès et l'abbaye Beodricsworth, devenue, vers 1065, Bury-Saint-Edmond, fondée vers 1020, devint un des plus grands monastères d'Angleterre12 ; le roi Cnut le Grand (1014-1035) accorda une charte de liberté très étendue (exemption de l’Ordinaire et juridiction civile sur tout le territoire) et fit commencer la construction d'une belle église en pierre (1021) qui fut consacrée par l'archevêque Agelmothus de Cantorbéry, le 18 octobre 1032.

Saint Edouard le Confesseur13 qui visita l’abbaye en 1044, lui octroya le droit de libre élection, la pleine juridiction sur un territoire qui couvrait près d’un tiers du grand comté de Suffolk, lui abandonna les taxes sur les habitants de la ville qui s’était créée à l’ombre du pèlerinage, et lui conféra le privilège de battre monnaie (1065). Dès Guillaume le Conquérant qui fit reconstruire l’abbaye et jeta les fondements d’une nouvelle église, les rois normands confirmèrent les privilèges d’Edmondbury. Il faut dire que, depuis 1065 jusqu’à 1097, l’abbé de Saint-Edmond était le chartrain Baudouin, moine de Saint-Denys, qui servit à Guillaume le Conquérant de médecin et d’intermédiaire auprès du haut clergé. En 1095, l’abbé Baudouin fit la translation solennelle des reliques de saint Edmond dans la nouvelle église. Sous l’abbé Ording (1148-1156), l’abbaye fut presque entièrement détruite par un incendie, mais l’église ne fut pratiquement pas touchée.

C'est dans cette abbaye que les comtes et les barons révoltés contre le roi Jean Sans Terre14 lui firent signer la Grande Charte d'Angleterre (1215)15. « Un jour, les Vingt-Cinq16 vinrent à la Cour du Roi pour rendre un jugement. Le Roi17 était au lit, malade, au point de ne pouvoir marcher. Il pria les juges de venir conférer dans sa chambre. Ils s'y refusèrent, cela étant contraire à leur droit, et mandèrent au Roi que, s'il ne pouvait se tenir sur ses pieds, il n'avait qu'à se faire porter. Le Roi se fit porter dans la salle où les Vingt-Cinq avaient pris séance : pas un ne se leva au moment de son entrée, parce que cela aussi était contre leur droit. Tels sont les actes orgueilleux et les outrages dont ils l'accablaient chaque jour.18 »

Or, quand la Grande Charte d'Angleterre fut cassée par le pape Innocent III19 (24 août 1215), les barons prirent les armes, mirent le roi Jean hors la loi et résolurent de changer de dynastie en appelant sur le trône anglais l'héritier de France, fils de Philippe II Auguste, Louis20, dont la femme, Blanche de Castille, était la nièce de Jean Sans Terre21. A l'automne 1215, ils entamèrent des négociations avec Philippe II Auguste qui, retenant vingt-quatre otages à Compiègne, permit à Louis d'aller prendre la couronne d'Angleterre.

Encore qu'Innocent III excommunia les rebelles et suspendit l'archevêque de Cantorbéry, non sans avoir fait dresser par les légistes français un mémoire justificatif destiné à prouver que le trône d'Angleterre était vacant depuis le jour où les Pairs de France avaient condamné Jean Sans Terre pour le meurtre d'Arthur22, Louis partit vers l'Angleterre.

Avec douze cents chevaliers, Louis débarqua le 21 mai 1216 à Stonor, dans l'île de Thanet, marcha sur Londres et fut reconnu comme roi d'Angleterre à Westminster où, après avoir reçu les hommages, il confirma les privilèges de la Grande Charte d'Angleterre ; cependant, lui-même étant excommunié, puisque le Pape considérait l’Angleterre comme fier du Saint-Siège, et l'archevêque de Cantorbéry étant retenu à Rome, il ne se fit pas couronner et ne prit pas le titre royal. A part Lincoln, Windsor et Douvres, toute l'Angleterre s'était ralliée au prince Louis lorsque Jean Sans Terre mourut (19 octobre 1216) de chagrin à Newark-Castle pour avoir perdu son trésor, englouti par des sables mouvants.

Le successeur d’Innocent III23, Honorius III24, continua sa politique et soutint la légitimité d'Henri25, jeune fils de Jean Sans Terre, sous le conseil de régence dirigé par un légat, le cardinal Galon. Le cardinal Galon26 fit couronner Henri III à Glocester (29 octobre 1216), lui fit jurer les articles de la Grande Charte d'Angleterre et réputa croisade la guerre contre les rebelles. Onze évêques abandonnèrent le parti du prince Louis qui, alors qu'il était revenu en France pour chercher de l'argent et des renforts, finit par perdre la plupart des barons anglais. La ville de Londres avait beau rester attachée au prince de France, les défections s'accentuèrent et une bonne partie de  l'armée franco-anglaise fut surprise dans Lincoln et mise en déroute (19 mai 1217).

Comme Robert de Courtenai venait de s'embarquer avec une armée de secours, les marins des cinq ports (Douvres, Sandwich, Romney, Hastings et Hythe) coulèrent ses navires et le firent prisonnier (27 août 1217). Louis, assiégé dans Londres, « voyant qu'il n'avait plus de secours à attendre ni par terre ni par mer », traita avec le légat et le grand-maréchal d'Angleterre et signa le traité de Lambeth (11 septembre 1217) où il abandonnait l'entreprise contre une indemnité de guerre de dix mille marcs, la libération des prisonniers, l'amnistie pour ses partisans et la restitution des héritages et libertés confisqués par Jean Sans Terre.

Le prince Louis, pendant qu'il était en Angleterre, se fit remettre, « par offre gracieuse ou par fait de guerre », la dépouille du saint roi Edmond qu'il ramena en France. Ainsi, quand, en 1539, « les envoyés d’Henry VIII se rendirent à Edmondbury pour ouvrir la châsse du saint martyr, en retirer les reliques et les brûler, ils ne les y trouvèrent pas ; mais seulement quelques rognures d’ongles et de cheveux. »

Les traditions toulousaines affirment que le prince Louis confia le corps de saint Edmond aux chanoines de Saint-Sernin de Toulouse pendant la croisade contre les Albigeois27 : « C'est une chose démontrée que Louis VIII, après son retour d'Angleterre, vint en 1219 assiéger Toulouse et fut contraint de lever précipitamment le siège et d'abandonner son camp qui fut pillé par les assiégés : c'est ainsi que, degré ou de force, les reliques du saint Roi que Louis VIII auraient emportées avec lui d'Angleterre, purent tomber entre les mains des Toulousains. » Toujours est-il que les Capitouls de la ville de Toulouse firent, en 1631, le vœu solennel d'offrir à saint Edmond une châsse d'argent pour y enfermer ses reliques si, par son intercession, la ville était délivrée de la peste qui désolait ses habitants depuis 1628. Des fêtes solennelles eurent lieu en 1644 pour l'accomplissement de ce vœu. En juin 1901, une partie des reliques de saint Edmond fut envoyée au pape Léon XIII28 qui la donna au cardinal Vaughan29 pour qu’on la conservât dans la nouvelle cathédrale de Westminster.

A Paris, au faubourg Saint-Jacques, saint Edmond était le patron de l’église des Bénédictins anglais. Chassés d’Angleterre par Elisabeth I°, les moines bénédictins s’étaient dispersés en Espagne et en Italie, mais quelques uns d’entre eux s’étaient réfugiés à Dieulouard, en Lorraine, à Saint-Malo et à Douai (1607). En 1621, quand Marie de Lorraine, abbesse de Chelles30, les appela pour diriger son monastère, ils s’établirent à Paris, au collège de Montaigu, pour y faire des études et préparer des missions en Angleterre.

Le P. William Gifford31 loua pour eux une maison de la rue de Vaugirard, puis, lors de la construction du palais du Luxembourg, une maison rue d’Enfer ; en 1632, ils s’établirent rue Saint-Jacques, en face du couvent des Carmélites, où, dans une maison jadis habitée par des Feuillantines, saint François de Sales les visita, en compagnie de la princesse de Savoie, Christine de France32, dont il était l’aumônier.

Le 15 décembre 1640, François La Bossu, bourgeois de Paris, acheta pour eux, aux héritiers de Pierre de Cossy, la maison de la Trinité, tout près du Val-de-Grâce (actuel n° 269 de la rue Saint-Jacques), où l’archevêque de Paris autorisa leur installation (14 janvier 1642). Grâce aux libéralités de la reine Anne d’Autriche, ils construisirent un couvent dont le prieur, dom Joseph Shirburn, fit démolir et reconstruire les bâtiments, en 1674. La première pierre de la chapelle, mise sous le titre de Saint-Edmond, bénie par l’abbé Walter Montaigu, fut posée le 29 mai 1674, jour anniversaire de la naissance du roi Charles II d’Angleterre, par Marie-Louise d’Orléans33, nièce de Louis XIV, fille d’Henriette d’Angleterre et du duc Philippe d’Orléans ; la chapelle bénite le 28 février 1677, par l’abbé Louis-Antoine de Noailles, depuis évêque de Cahors, puis de Châlons-sur-Marne, mort cardinal et archevêque de Paris. On y déposa le corps du roi Jacques II Stuart34 (17 septembre 1701), insigne bienfaiteur de la chapelle35, et de sa dernière fille Louise-Marie (20 avril 1712).

Les révolutionnaires arrêtèrent les Bénédictins anglais, confisquèrent leurs biens et mirent le couvent sous séquestre (7 septembre 1793) ; la chapelle dut pillée et saccagée, le cercueil de Jacques II Stuart fut violé (7 novembre 1793) et son corps, retrouvé intact, disparut36. Après avoir été transformé en prison37 (9 octobre 1793), le couvent fut vendu (30 août 1799) puis rendu aux Bénédictins anglais (1803). De 1808 à 1900, il fut successivement occupé par une manufacture de coton, des établissements d’éducation, une école préparatoire à l’Ecole polytechnique ; depuis il est le siège de la Schola Cantorum fondée par Vincent d’Indy en 1896.


9 Athelstan fut le huitième roi d’Est-Anglie de 925 à 939. il était le beau-frère de Othon I° le Grand, de Charles III le Simple et de Hugues le Grand.

10 Vers 450, les Jutes, les Angles, les Saxons et les Danois débarquent en Bretagne que les Romains ont abandonnée, et repoussent les Bretons dans le Pays de Galles, en Cornouailles, en Ecosse et en Armorique. Ils fondent sept états : Kent (Jutes), Northumbrie, Mercie et East-Anglie (Angles), Essex, Sussex et Wessex (Saxons).

11 Le monastère fut fondé, vers 633, par Sigebert, roi de l’Anglie orientale, qui le confia à des prêtres séculiers. Après que la dépouille de saint Edmond y fut déposée, l’évêque d’Elmhan, ancien moine de l’abbaye d’Ely, confia le monastère à une vingtaine de Bénédictins venus des abbayes d’Ely et de Hulme, sous la conduite d’Uvius, prieur de Saint-Benoît de Hulme, qui reçut la bénédiction abbatiale de l’évêque de Londres.

12 La plupart des moines de l'abbaye d’Edmondbury furent sécularisés de force par Henry VIII (1535) et l’abbaye, séquestrée (4 novembre 1538), fut détruite en 1539.

13 Saint Edouard le Confesseur fils du roi Aethelred II et d’Ema, fille du duc Richard de Normandie, né en 1003, vécut plus de vingt-cinq ans en Normandie où il avait trouvé refuge pendant l’invasion danoise. Retourné en Angleterre (1041), il fut reconnu par Hartacnut, fils de Cnut le Grand, comme son successeur et monta sur le trône d’Angleterre en 1042 ; il est le dernier roi de la vieille lignée anglo-saxonne. Son règne apparaît comme une sorte d’âge d’or. Il mourut en odeur de sainteté le 5 janvier 1066, après avoir désigné comme successeur son beau-frère Harold, au détriment de Guillaume, duc de Normandie, à qui il avait promis sa couronne (1051). Harold II fut battu et tué à la bataille d’Hastings (14 octobre 1066) contre Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, qui devint roi d’Angleterre.

14 Jean, dernier fils et préféré d’Henri II Plantagenêt, était le frère et le successeur de Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre de 1199 à 1216. Jean était surnommé Sans Terre parce que, contrairement à ses frères, il n’avait pas reçu d’apanage.

15 Nous avons en premier lieu confirmé par la présente charte, pour nous et nos héritiers et à perpétuité, que l’Eglise d’Angleterre sera libre et conservera intégralement ses droits et ses libertés. Aucun impôt ne sera établi dans notre royaume si ce n’est par le commun conseil de notre royaume, excepté pour racheter notre personne, pour armer notre fils aîné chevalier ou pour marier une première fois notre fille aînée. La cité de Londres conservera ses antiques libertés et toutes ses libres coutumes, tant sur terre que sur eau. En outre, nous voulons et accordons que les autres cités, bourgs et ports, sans exception, jouissent de leurs libertés et libres coutumes. Et, pour avoir le commun conseil du royaume, en vue d’établir une aide en dehors des trois cas susdits, nous ferons convoquer les archevêques, évêques, abbés, comtes et grands barons au moyen de lettres scellées de notre sceau ; et, en outre, nous ferons convoquer d’une manière générale, par l’intermédiaire de nos vicomtes et de nos baillis, tous nos vassaux directs pour un jour fixé, à savoir d’avec délai d’au moins quarante jours, et en un lieu déterminé ; et dans toutes nos lettres nous donnerons le motif de la convocation. Aucun homme libre ne sera arrêté, emprisonné ou privé de ses biens, ou mis hors la loi, ou exilé, ou lésé de quelque façon que ce soit, sauf en vertu d’un jugement légal de ses pairs, conformément à la loi du pays.

16 Surveillants de la Grande Charte d'Angleterre.

17 Jean sans Terre.

18 Histoire des rois d'Angleterre et des ducs de Normandie.

19 Innocent III élu à l’unanimité le jour de la mort de Célestin III (8 janvier 1198) mourut le 16 juillet 1216.

20 Fils de Philippe II Auguste et d’Isabelle de Hainaut, Louis, né en 1187, devint roi de France (Louis VIII le Lion) le 14 juillet 1223 (sacré le 6 août) et mourut, au château de Montpensier, le 8 novembre 1226. C’est le père de saint Louis qui lui succéda.

21 Henri II Plantagenêt (mort en 1189) avait eu de son épouse, Aliénor d’Aquitaine, cinq enfants : Henri (mort en 1183), Geoffroy, duc de Bretagne (mort en 1186), Richard Cœur de Lion (mort en 1199), Jean Sans Terre (mort en 1216) dont descendent les rois d’Angleterre, et Aliénor qui épousa le roi Alphonse VIII de Castille (mort en 1214) dont elle eut Blanche, femme de Louis VIII (mort en 1226) et mère de saint Louis (mort en 1270).

22 Arthur I°, duc de Bretagne, (1187-1203), fils posthume de Geoffroy II le Beau, duc de Bretagne (troisième fils d’Henri II Plantagenêt) et de Constance (fille de Conan IV, duc de Bretagne), il disputa le trône d’Angleterre à son oncle, Jean Sans Terre, qui le fit emprisonner à Rouen et le fit peut-être noyer.

23 Mort le 16 juillet 1216.

24 Elu à l’unanimité (18 juillet 1216) deux jours après la mort d’Innocent III, il mourut le 18 mars 1227. Il fit pression sur la France pour qu’elle renonçât à l’invasion de l’Angleterre et aida Henri III, fils mineur de Jean Sans Terre, à obtenir la couronne anglaise qu’il porta de 1216 à 1272.

25 Né en 1207, mort en 1272.

26 Jacques Guala de Bicchieri (1150-1227), chanoine régulier de Pavie, cardinal diacre au titre de Santa Maria in Porticu (1204) puis cardinal prêtre au titre de Saint-Martin (1211), fut légat pontifical en France (1208-1209), en Ombrie (1210), puis de nouveau en France (1216) et en Angleterre (1216). Il fulmina l’excommunication contre le prince Louis et Jean Sans Terre lui confia son fils Henri à qui il conquit la couronne anglaise en excommuniant à tour de bras.

27 Le prince Louis mit le siège devant Toulouse le 14 juin 1219 jusqu’au 1° août suivant : Ramond VI de Toulouse avait battu les Français à Basiège, en Lauraguais, et son fils, de 1219 à 1221, reprenait les pays perdus.

28 Elu le 20 février 1878, mort le 20 juillet 1903, Léon XIII eut un souci tout particulier pour la conversion de l’Angleterre (lettre Ad Anglos du 14 avril 1895).

29 Archevêque de Westminster de 1892 à 1903, il succède à Newman ; le cardinal Vaughan édifia la cathédrale de Westminster qui fut inaugurée à Noël 1903.

30 Marie de Lorraine, nommée par le Roi abbesse de Chelles en 1579, le resta jusqu’à sa mort en 1627.

31 Plus connu sous le nom de Gabriel de Sainte-Marie, Willam Gifford, né en 1554 dans le Hampshire, réfugié à Louvain, puis en France, fut envoyé à Rome où il fut ordonné prêtre (1582). Théologien et prédicateur célèbre, il fut pendant onze ans doyen du chapitre Saint-Pierre de Lille (1595-1606) et entra chez les Bénédictins anglais (1608). Collaborateur du cardinal de Guise, archevêque de Reims, à partir de 1616, il fut nommé évêque in partibus d’Arcadiopolis (1617) et administrateur apostolique de Reims dont il devint archevêque (1623). Il mourut en 1629.

32 Fille d’Henri IV et de Catherine de Médicis, née en 1606, morte en 1663, femme de Victor-Amédée I° (né en 1587, mort en 1637), duc de Savoie (1630).

33 Née à Paris le 27 mars 1662, filleule de Louis XIV et de la reine d’Angleterre (baptisée le 21 mai 1662 dans la chapelle du Palais-Royal), elle épousera le roi Charles II d’Espagne (1679) et mourra à Madrid le 12 février 1689.

34 Ses entrailles furent partagées entre l’église de Saint-Germain-en-Laye et le collège anglais de Saint-Omer, son cerveau fut remis au collège des Ecossais, son cœur fut donné aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot et un de ses bras fut confié aux Augustines, la plus ancienne communauté anglaise de Paris. Il ne reste que les entrailles de Saint-Germain-en-Laye, déposées dans le mausolée construit par le prince-régent de Grande-Bretagne (1818) et que fut restaurer la reine Victoria (1857).

35 Alors qu’il était encore en Angleterre, Jacques II fit venir quelques uns de ces moines à Saint-James, pour desservir la chapelle de sa femme, Marie-Béatrix d’Este. Chassé de son trône par son gendre, Guillaume III d’Orange, il fut accueilli par Louis XIV à Saint-Germain-en-Laye et consacra la presque totalité de la pension que la France lui accordait en faveur du couvent qu’il visitait souvent et où il faisait des retraites spirituelles.

36 On dit que le corps du Roi ne fut pas profané et qu’il fut inhumé dans un endroit qui reste ignoré, malgré les recherches faites en 1840 par ordre du roi Georges IV d’Angleterre.

37 C’est là que furent enfermés l’astronome Cassini, Mme. de Tourzel et sa fille, la femme de Beaumarchais et celle de La Bourdonnaie.


Sainte Gertrude

L'abbaye d'Helfta, fondée par les comtes de Mansfeld en 1229, près de Eisleben (Saxe), sous la règle de saint Benoît, était un milieu où l'on cultivait les lettres et les arts. Gertrude, née le 6 janvier 1256, sans que l'on puisse dire avec assurance dans quelle famille, fut y donnée au Seigneur par ses parents à l'âge de cinq ans et y vécut jusqu'à sa mort (16 novembre 1301 ou 1302). La jeune Gertrude, intelligente, vive, affable et diserte, sous la direction de Mechtilde de Hackeborn, se délecta dans l'étude de la langue et de la littérature latines, dans le chant et la peinture.

Elle venait d'avoir vingt-cinq ans lorsque, le 27 janvier 1281, après complies, elle découvrit la vie mystique dans une vision initiatrice : le Seigneur « la prit, la souleva et la plaça près de lui. » Ce fut une véritable conversion. « Que mon âme vous bénisse, Seigneur mon Dieu, mon Créateur ; que mon âme vous bénisse, et que mon être le plus intime confesse les miséricordes dont votre bonté sans nulle mesure m'a entourée avec une telle gratuité, ô mon très doux ami. Je rends grâces, autant que je le puis, à votre immense miséricorde ; avec elle je loue et glorifie votre patience longanime qui vous a fait dissimuler pendant toutes les années du bébé et de l’enfant, de l'adolescente et de la jeune fille, presque jusqu'à la fin de mes vingt-cinq ans : j'ai vécu dans une folie si aveugle que j'aurais fait sans remords, en pensée, parole et action, toutes mes volontés, partout où c'était possible, si vous ne m'aviez prévenu par un dégoût connaturel du mal, et un plaisir du bien, ainsi que par les corrections extérieures de mon entourage. Comme si j'avais été une païenne parmi des païens, sans jamais comprendre que vous, mon Dieu, vous récompensez le bien et châtiez le mal. Et pourtant vous m'aviez choisie dès l'enfance, dès ma cinquième année, pour vous être présentée parmi vos amis les plus dévoués au manoir de la sainte religion. Par la multitude et la grandeur de vos bienfaits, vous m’avez exaltée comme si, différente de tous les mortels, j’avais mené sur terre une vie angélique. c’est pendant cet Avent que vous commençâtes, avant que je finisse mes vingt-cinq ans pour l’Epiphanie, par un certain trouble dont mon cœur fut si ébranlé que toute légèreté juvénile commença à me paraître insipide. C’est ainsi que mon cœur fut quelque peu préparé à vous.

Que l'abîme de la Sagesse incréée appelle l'abîme de l'admirable toute-puissance, pour faire ressortir une si prodigieuse bienveillance, qui par le débordement de votre miséricorde coula par les profondeurs jusqu'au vallon de ma misère ! En la vingt-sixième année de mon âge, en cette seconde férie (lundi), si salutaire pour moi, avant la fête de la Purification de Marie, votre très chaste Mère - laquelle férie tomba alors le 6 avant les calendes de févier (27 janvier) - en cette heure désirable de l'après complies : vous, la Vérité, mon Dieu, plus serein que toute lumière, mais plus intérieur que tout secret, vous aviez résolu de diluer la densité de mes ténèbres, commençant bellement et doucement par calmer ce trouble qu'un mois auparavant vous aviez suscité en mon cœur. Par ce trouble, je pense, vous aviez essayé de détruire la tour de ma vanité et de ma curiosité, qu'avait bâtie ma superbe. Hélas! je portais alors en vain le nom et l'habit de la religion, mais cela vous servait pour trouver le moyen de me montrer mon salut. A cette heure donc, comme je me tenais au milieu du dortoir, et que je redressais ma tête inclinée pour saluer au passage une ancienne, selon le cérémonial de l'ordre, je vis un jeune homme aimable et délicat, âgé d'environ seize ans, réalisant l'idéal de beauté qui put charmer alors les yeux extérieurs de ma jeunesse. Il me dit d'un air doux et bénin : Bientôt viendra ton salut. Pourquoi te consumer de chagrin ? Tu n'as donc pas de directeur, pour que la douleur t'ait ainsi changée ? Comme il parlait, j’avais beau me savoir matériellement dans le dortoir, il me semblait que j’étais au chœur, en ce coin où j’avais accoutumé de faire une oraison si tiède, et c’est là que j’entendis la suite des paroles : Je te sauverai et te libèrerai : n’aie pas peur. J’entendis ; puis je vis une main tendre et délicate me serrer la main, comme pour appuyer ces paroles par un gage. Et il ajouta : Avec mes ennemis, tu as baisé la terre et tu as léché le miel dans les épines ; enfin, reviens à moi, et je t’enivrerai du torrent de ma volupté divine. Comme il parlait, je regardai, et vis entre moi et lui, à sa droite et à ma gauche, une haie d’une longueur si infinie que, ni devant moi, ni derrière moi, n’apparaissait la fin de cette longueur. Le haut de cette haie me semblait muni d’une telle masse d’épines que nul passage ne s’ouvrait à moi pour revenir au jeune homme. Je restai donc hésitant et haletant de désir, sur le point de défaillir, quand soudain, sans nulle difficulté, il me prit, me souleva et me plaça près de lui. Je reconnus alors, dans cette main reçue en gage, les joyaux éclatants de ces blessures qui ont annulé les actes rédigés par tous nos adversaires. Je loue, adore, bénis, remercie autant que je peux votre sage miséricorde et miséricordieuse sagesse de ce que vous, mon Créateur et Rédempteur, vous avez fait effort pour ployer ma nuque indomptable sous votre joug bénin, en me préparant un cordial si bien dosé pour ma faiblesse. Dès lors, en effet, dans une joie d’esprit nouvelle, je commençai à avancer, pacifiée par l’arôme de vos parfums, en sorte que j’ai pu estimer votre joug bénin et léger, lui que naguère je jugeais insupportable.

Alors commença pour la moniale, occupée à la copie des manuscrits du scriptorium, une vie d'humilité, d'attention aux autres et de patience dans la maladie qui, à la fin de sa vie la tenait éloignée des offices du chœur où elle était la seconde chantre aux côtés de sainte Mechtilde de Hackeborn (morte en 1298), elle aussi favorisée de grâces mystiques et de révélations dont elles se faisaient mutuellement la confidence. Gertrude ne renonça pas au travail intellectuel, mais elle passa de la grammaire à la théologie. Elle méditait l'Ecriture et les textes de la liturgie, lisait les Pères, spécialement saint Augustin et saint Bernard. Gertrude a laissé dans ses Révélations et ses Exercices spirituels un témoignage sur sa propre vie d'intimité avec Dieu, tout unifiée dans la contemplation de l'Amour incarné, dont le côté ouvert du Christ en Croix lui offre le signe merveilleux. Dans l'une de ses prières, Gertrude dit au Seigneur : « Je désire t'aimer non seulement avec douceur, mais avec sagesse. » La piété mariale de sainte Gertrude se comprend dans la dépendance du mystère du Christ : « Jésus est mon premier-né parce qu'après lui, que dis-je, par lui, vous choisissant pour que vous soyez ses frères et mes fils, dans le sein de mon amour maternel, je vous ai, tous, engendrés. »

Les demandes de sainte Gertrude furent agréées du Sauveur : « Je connus d'une manière spirituelle, que vous aviez imprimé sur des places très réelles de mon cœur les stigmates sacrés de vos plaies adorables ; au moyen de ces blessures, vous avez guéri les ulcères de mon âme et vous m'avez enivrée d'un nectar délicieux. »


Prière lue par Sainte Gertrude
et adoptée pour le jour de la Purification de Notre Dame.

O mon Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, donnez-moi d'aspirer vers vous, de tout mon cœur, avec les brûlants désirs d'une âme altérée ; donnez-moi de respirer en vous, ô très suave et très doux ami ; que mon esprit, que tout mon être haletant soupire après vous, ô seule vraie Béatitude. O Sauveur dont la clémence est infinie, daignez, par votre Sang précieux, imprimer dans mon cœur vos plaies sacrées afin qu'en elles je lise à chaque instant, et vos douleurs, et votre Charité pour moi.

Faites que le souvenir de vos divines blessures, demeure enseveli toujours au plus intime de mon être afin d'y exciter une juste compassion à toutes vos souffrances, et d'y allumer le feu consumant de votre amour. Accordez-moi aussi de connaître le néant de la créature, diminuez sa valeur devant mes yeux, et soyez, Vous seul, ô Jésus, la douceur et la joie de mon âme.

Gertrude aimait cette prière et la récitait tous les jours. Ses demandes agréées du Sauveur : Je connus d'une manière spirituelle, que vous aviez imprimé sur des places très réelles de mon cœur les stigmates sacrés de vos plaies adorables ; au moyen de ces blessures, vous avez guéri les ulcères de mon âme et vous m'avez enivrée d'un nectar délicieux.