22 septembre

Saint Maurice et ses compagnons martyrs


Biographie

Saint Eucher, évêque de Lyon dans la première moitié du V° siècle[1], écrivit, pour son confrère Salvius, le récit du massacre de la légion thébéenne à Agaune qu’il tenait d’amis d’Isaac, évêque de Genève[2], « afin, dit-il, que les martyrs ne tombassent pas dans l’oubli.[3] » Au cas où l’on serait tenté de ranger la lettre de saint Eucher dans les compositions légendaires parce que l’auteur vivait près de cent cinquante après les faits, on notera au passage qu’il dit l’avoir appris d’une tradition orale dont il indique avec soin les divers chaînons. Isaac de Genève avait reçu le récit de l’évêque Théodore d’Octodure[4]. Saint Eucher a fait une enquête : « J’ai demandé la vérité sur ces faits à des hommes capables de me l’apprendre. »

Saint Eucher racontait que l’empereur Maximien[5] qui résidait à Octodurum (Martigny), avait appelé une légion de Thébéens, venue d’Orient, pour persécuter les chrétiens, or, celle-ci, apprenant sa mission, s’arrêta dans les défilés d’Agaune. Maximien ordonna la décimation par le glaive de la légion mais les soldats qui survécurent refusant encore leur mission, sous l’impulsion de leurs officiers (Maurice, Exupère et Candide), l’Empereur fit exécuter une deuxième décimation. Après que la légion eut envoyé une délégation à Maximien pour lui signifier sa résolution de ne point renier les serments prêtés à son Dieu, l’Empereur ordonna de la massacrer toute entière. Le vétéran Victor, invité par les bourreaux à se joindre aux ripailles suivant le massacre, professa la foi chrétienne et fut immédiatement tué.

Le seul point faible du récit de saint Eucher tient en ce qu’il s'efforce de rattacher le massacre de la légion Thébéenne à la persécution générale de Dioclétien. A première vue, cette opinion paraît la plus vraisemblable, et l'on comprend qu'Eucher l'ait adoptée, mais elle ne résiste pas à l'examen. « Sous Maximien, qui gouverna la République romaine avec Dioclétien pour collègue, des peuples entiers de martyrs furent torturés ou tués dans les diverses provinces. Car Maximien non seulement était en proie à l'avarice, à la débauche et à tous les vices, mais encore se livrait aux rites exécrables des païens, blasphémait le Dieu du ciel, et proposait pour but de son impiété l'extinction du nom chrétien. Si quelques-uns, dans ce temps, osaient professer le culte du vrai Dieu, des troupes de soldats, répandues partout, les saisissaient pour les mener au supplice ou à la mort ; on laissait en repos les Barbares, pour tourner seulement les armes contre la religion. » C'est dans ces circonstances que, selon Eucher, eut lieu le martyre des légionnaires thébéens chrétiens qui s’opposèrent à l'ordre du persécuteur. « I1 y avait en ce ternps-là, dans l'armée, une légion de soldats, qui étaient appelés Thébéens. Une légion comptait alors six mille six cents hommes sous les armes. Ceux-ci avaient été mandés d'Orient, par Maximien, pour lui venir en aide : c'étaient des hommes rompus aux choses de la guerre, nobles par leur courage, plus nobles par leur foi : en eux rivalisaient l'ardeur pour le service de l’Empereur et la dévotion pour le Christ. Se souvenant, même sous les armes, du précepte évangélique, ils rendaient à Dieu ce qui était à Dieu et à César ce qui était à César. C'est pourquoi, quand ils se virent destinés, comme le reste des soldats, à poursuivre la multitude des chrétiens, seuls ils osérent refuser ce cruel service, et déclarer qu'ils n'obéiraient pas à un tel ordre. Maximien n'était pas loin, car il se reposait, aux environs d'Octodure, des fatigues de la route : quand des messagers lui annoncèrent qu’une légion rebelle à ses ordres s’était arrêtée dans les défilés d’Agaune, il fut saisi d’indignation et de fureur. »

La persécution générale, commencée en 303, fut bien ce que décrit saint Eucher : on fit donner les troupes. Cependant, à cette époque (depuis 292), les Gaules ne sont plus sous le pouvoir de Maximien mais de Constance Chlore[6] et on ne voit pas que Maximien y soit venu. Il passe l’année 303 à Rome et l’année suivante en Italie ; il ne reviendra en Gaule qu’en 307. De plus, comme Constance Chlore qui n’est pas un persécuteur, applique l’édit au minimum ; s’il faut garder Maximien, il faut aussi changer la date pour la ramener avant la persécution générale, sans doute à la guerre contre des Bagaudes (286). Dans ce cas là, les légionnaires thébéens ne furent pas exécutés pour avoir refusé de massacrer les chrétiens mais pour avoir refusé de prêter un serment où étaient mélangées des invocations idolâtriques, comme celui que l’on trouve dans Tite Live[7].

On remarquera que massacrer une légion, c’est-à-dire six mille six cents hommes, est impossible ; Il faut donc que Tite Live ait menti lorsqu’il dit que sous la République, quatre mille soldats furent tués à la hache sur le Forum de Rome (XXVIII 28) ; il faut aussi que l’abréviateur de Dion ait menti lorsqu’il montre Galba faisant massacrer les sept mille hommes d’une légion formée par Néron avec des soldats de la flotte[8].

Par ailleurs, rien n’oblige à croire que toutes les légions de l’armée romaine ont gardé le chiffre règlementaire de six mille hommes[9].



[1] Probablement entre 435 et 450.

[2] Probablement entre 389 et 415.

[3] Epistola Eucherii episcopi ad Salvium episcopum.

[4] Théodore, évêque d’Octodure, assista au concile d’Aquilée (381). Tout permet de penser qu’il occupa le siège d’Octodure à partir de 349 et si l’on suppose, comme le suggèrent les traditions, qu’il avait quarante ans au moment de son élection, il serait né moins de vingt-cinq ans après le martyre de la légion Thébéenne, alors que la persécution de Dioclétien durait encore. L’évêque Théodore, sur le lieu du martyre et de la sépulture de la légion Thébéenne, fit élever une basilique dédiée en 352

[5] Marcus Aurelius Valerianus Maximianus, né près de Sirmium, vers 250, d’une obscure famille de colons pannoniens. Simple soldat brave, ignorant et grossier, il s’éleva jusqu’à être associé à l’Empire par Dioclétien (17 septembre 285) ; il prit le nom d’Hercule, fut déclaré frère de l’Empereur et fut proclamé Auguste (à Nicomédie le 1° avril 286). Il repoussa des Gaules les Alamans, les Hérules, les Chaves et les Burgondes, et, dans un nouveau partage qui se fit de l’Empire (292), il obtint le gouvernement de l’Italie, de l’Afrique et des Iles. Il repoussa les Germains qu’il poursuivit au-delà du Rhin, réprima en Gaule le soulèvement des Bagaudes et triompha de Julien qui avait usurpé la pourpre impériale en Italie. Contraint de suivre l’exemple de Dioclétien il abdiqua à Milan le 1° mai 305. devenu le collègue de Maxence, son fils, que les Prétoriens venaient de proclamer Auguste à Rome (306). Maxence ayant trahi la foi jurée de laisser la vie sauve à Sévère, battu à Ravenne (307), Maximien se brouilla avec son fils et fut forcé de fuir à Trêves, auprès de son gendre, Constantin, contre qui il conspira. Trahi par sa fille, Fausta, il s’enfuit en Arles d’où il essaya de soulever les Gaules, mais, assiégé dans Marseille, il se pendit (310). C’est à Maximien que l’on doit la construction des Thermes de Dioclétien sur le Quirinal.

[6] Flavius Valerius Constantius Chlorus, né vers 250 dans la Haute-Mœsie, d’une nièce de Claude II, servit avec distinction sous Aurélien et Probus. En récompense de ses victoires sur les Sarmates, Dioclétien le fit adopter par Maximien et lui fit donner le titre de César (292), avec le gouvernement des Gaules, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne. Après l’abdication de Dioclétien et de Maximien (305), il devint Auguste et collègue de Galérius. Il mourut en 306 à Eboracum (York). Constance Chlore fut le père de Constantin qu’il eut de la future sainte Hélène qu’il avait épousé en première noce.

[7] Tite Live (XXII 53) : « Je jure que je n’abandonnerai jamais la République, ni ne souffrirai qu’aucun citoyen l’abandonne. Si je manque à cet engagement, que Jupiter, très bon et très grand, inflige à ma maison, à ma famille et à moi la plus cruelle mort. »

[8] Tacite se contenta de dire : trucidatis tot millibus inermium hominum.

[9] Moins d’un siècle plus tard le contingent d’une légion tombera à douze cents, voire sept cents hommes.