1er septembre

Saint Gilles


La légende de saint Gilles
D’après Guillaume de Berneville

Depuis trois ans qu'il était au désert, ne faisant qu'adorer Dieu, croire en lui et le servir, Gilles n'avait jamais vu un homme et n'en avait entendu. Il n'avait plus mangé depuis quelque mille jours ni pain, ni viande, ni poisson, ne vivant que de racines et, par gourmandise peut-être, de cresson. Mais tant vont les choses pour ceux qui se mortifient, qu'à la fin la santé défaille, les forces disparaissent et la maladie guette : à ce point en était donc Gilles, qui ne se sentait guère bien portant.

Or, écoutez le joli miracle que Dieu fit pour son serviteur. Un jour qu'il était dans sa cabane de feuillages, priant selon 1'ordinaire, l'ermite entendit du bruit dans les fourrés et il vit devant lui paraître une biche sauvage qui, sans crainte, s'avançait vers lui. Elle était étrangement belle, beige clair et le regard d'une exquise douceur. Ses pis étaient pleins de lait. Comme Gilles, en silence, la regardait approcher, la biche entra dans la logette et se coucha à ses pieds, comme pour lui signifier qu'elle s'offrait à le servir. Et Gilles, à qui les intentions du Seigneur étaient toujours assez claires, comprit que Dieu la lui envoyait.

Et voici comment la biche miraculeuse servit l'ermite affaibli. Pour lui rendre des forces, fallait-il mieux que le lait ? Chaque jour, elle courait la campagne paissant les prés : quand venait l'heure de dîner point n'était besoin que Gilles l'appelât, car elle savait parfaitement l'heure et rentrait d'elle-même auprès de son ami. Gilles lui avait fait une logette de feuillages près de la sienne afin qu'elle fût protégée du froid de la nuit. Et cela dura de longs mois, peut-être des années, sans que quiconque d'humain connût cette histoire, hormis le Seigneur, qui connaît tout.

Or, en ce temps-là, le maître du pays était Flovent duc de Provence et de Gascogne, prince puissant, qui était soumis au Grand Charles, alors roi de France. C'était un homme fort courtois, élevé à la française, honnête chrétien et bon chevalier. II n'avait qu'une passion au monde, la chasse, et son équipage était des plus beaux. C'était merveille de voir ses éperviers, ses vautours, ses gerfauts, et les chiens de sa meute, limiers, mâtins et lévriers. Il n'était point d'exemple que cette meute, une fois lancée, eût abandonné la poursuite, et 1'on ne comptait plus les cerfs, les daims, les chevreuils et les biches qui avaient été mangés à sa table, sans compter maintes autres bêtes sauvages. Ses terres allaient jusqu'au bord du Rhône, à l'endroit où il est le plus large, non loin de la vieille ville d'Arles, où le grand saint Césaire enseigna. Aussi quand, poursuivis par les chiens, les animaux étaient arrêtés par le fleuve, bien rares étaient ceux qui avaient chance d'échapper.

C'est au temps de l’Avent que vient la saison de chasser la biche. Flovent était à Montpellier, et, pour distraire ses vassaux et leur plaire, il les invita tous à une grande chasse, les plus petits comme les plus hauts. Levé de bon matin, il partit donc avec deux meutes et toute la vaste cavalcade de ses hôtes. Des deux meutes la moins bonne prit deux cerfs et la meilleure en a pris quatre.  Mais c'était une biche  que voulait  le duc Flovent et de n'en point trouver il commençait à se mettre en colère quand son veneur  lui signala  la plus belle,  la plus élégante  des biches que jamais la Camargue eût vues... Et tout l'équipage de courir après elle.

Cris des veneurs ! abois des chiens ! Par le bois et par la plaine, on galope à plein étrier. Mais où est la biche ? Plus de biche ! Les uns croient 1'avoir vue qui s'engageait dans une petite combe à l'impénétrable fourré, mais sa disparition a été si rapide que les autres opinent qu'elle a bien pu s'envoler au ciel.

Qui est bien marri ? Le veneur. Nombreuse est l'assistance au château ; les beaux valets vêtus de vair, d'hermine, de ciglaton et de pourpre servent un magnifique repas. « Ah, veneur, s'écrie le duc en se moquant, vous chassez donc la biche de nuit que vous rentrez si tard ? Et sans prise, n'est-ce pas ? je le vois à votre mine ! » « Sire, répond le chasseur, que demain Dieu me damne si je ne rapporte pas la tête de cette bête ! »

Mais le lendemain, à grands sons de cor, quand la chasse fut repartie, quand les chiens eurent repris le vent de la biche, quand on l'eut encore trois grandes heures pourchassée, ne voilà-t-il pas que le même mystère recommence ! Elle était là, la jolie tête blonde, et brusquement, elle n'est plus là. Où donc est-elle ? Sorcellerie ? En rentrant à la nuit lourde, les chasseurs n'étaient pas loin de le croire. Et quand ils rentrèrent à Montpellier, le duc ne les reçut guère avec honneur.

Ce fut le troisième jour, triste jour, jour de misère, que le drame se produisit. Elle broutait paisiblement, la biche, dans un pré dégagé quand le duc reparut, avec ses archers à l'affût, ses cavaliers et ses cent quarante chiens qu'il lança tous à la fois. Comme elle eut peur, la pauvrette, comme elle crut venu son dernier jour ! Tout le bois retentissait de cris horribles. Il ne lui fallut rien de moins que toute sa vigueur et son courage pour s'échapper une fois encore. Si elle n'avait été si agile, d'elle c'en eût été fait.

Mais au moment où elle bondissait sur la sente qui menait à son cher ermitage, un chien la suivit, et derrière le chien un archer basque, preste et prompt presque autant qu'elle. Il la vit disparaître dans le fourré et c'est alors qu'il fit un bien mauvais coup. Il lâcha la corde de son arc et le trait s'envola...

L'homme écouta, n'entendit rien. Peut-être un sourd gémissement... pas davantage. Et il repartit en hâte crier au duc : « Seigneur, Seigneur, je sais où est cachée la biche. C'est à peine si un homme peut passer. Venez vite, peut-être y est-elle encore ! »

Quand Flovent eut fait dégager les broussailles et ouvrir la sente à son passage, il arriva avec les siens dans une combe ravissante, dont la beauté leur fut à merveille. C'était comme un verger planté d'arbres à fruits, partout pêches, figues et amandes, qui répandaient une odeur exquise. Sans trop comprendre que ces merveilles puissent mûrir en temps d'Avent, ils approchèrent ses compagnons et lui, vers une cabane de feuillages qui se dressait dans la clairière. Et là, ils trouvèrent un homme exsangue, le visage aussi pâle que les poils de sa barbe, qui avait encore un grand trait d'arc planté dans la poitrine et qui les regardait doucement. A ses pieds était étendue la biche, et il la caressait de la main.

Alors, l’évêque de Montpellier, qui était de la suite du prince, s'écria : « Ah, Duc, ne nous étonnons plus que par deux fois, votre meute ait été bien mise en défaut ! Cette biche est sous la protection de Dieu et de Gilles, qui est le meilleur de ses serviteurs ! Ce serait grand péché que d'y toucher dans la main même de celui à qui elle a été donnée ! »

Aussitôt, s'agenouillant, Flovent s’écria : « Saint ermite Gilles, homme de Dieu, nous ne te voulions aucun mal, à toi ! » « A moi, peut-être, répondit l'ermite, mais à cette douce bête que voici ? Et crois-tu donc que, sur la terre, tu n'aies qu'à pourchasser les bêtes et à leur donner la mort ? Seigneur duc, je te le demande, ne viens plus chasser par ici, ni poursuivre celle qui me nourrit ! »

A ces mots, Flovent fit retour sur lui-même. En entendant le nom de Dieu prononcé par les lèvres d'un saint, il se mit à pleurer. N'était-il pas vrai qu'il ne pensait guère au Seigneur, tout occupé à chasser les bêtes ? Et, ayant fait soigner l'ermite, il s'en retourna tout pensif.

Mais il revint souvent. Le soir, en secret, tout seul, il arrivait le long de la sente silencieuse jusqu'au petit vallon. Chaque fois il apportait quelque présent, que Gilles, doucement, l’obligeait à reprendre. « Que voulez-vous donc, Ermite ? qu'attendez-vous de moi ? » « Tous ces trésors qui ne vous servent de rien pour le salut de votre âme, donnez-les au Christ et c'est lui qui vous les rendra un jour ! » Et le soir où Gilles lui tint ce langage, le duc s'en retourna encore plus pensif. Mais les paroles du saint remuaient son âme et elles y faisaient leur chemin. « Que devrai-je donc faire, saint Ermite, pour que Dieu accepte une offrande ? » « Avec toutes tes terres, et tes bijoux, et ton or, fais construire une abbaye afin qu’un peuple de moines y prie nuit et jour pour toi, tes sujets et la paix de la chrétienté ! » « Je l'accepte, à une condition, que tu sois abbé de ce couvent, auquel je donnerai tout le nécessaire, dortoir, chapitre et bon cellier, hôtellerie et réfectoire, le tout construit en pierre blanche, la meilleure qu'on pourra trouver. »

Il ne fallut pas qu'un soir pour décider l'ermite Gilles. Le souci d'innombrables âmes, comme le porte le Père Abbé, lui paraissait si lourd, si lourd ! Mais tandis qu'il hésitait encore et que, dans sa chère solitude, il se demandait ce que Dieu attendait de lui, voici qu’il sentit sur sa main la douce langue de sa biche. Elle le regarda longuement, puis elle se leva en étirant les pattes et, à pas lents elle s'en alla. A trois reprises le saint 1'appela, mais elle ne tourna même pas la tête.

Et c'est ainsi que l'ermite comprit que le temps de la solitude était pour lui achevé. Et c'est ainsi qu'il accepta l'offre du duc Flovent. Et c'est ainsi que sortit de terre cette abbaye que, sur le moment, on nomma Saint-Pierre, mais qu'aujourd'hui nous appelons Saint-Gilles, en mémoire de l'ermite à la biche et de sa douceur.